• Partager un écouteur

    As: petit racontage de vie, je ne sais pas mais je pense que c'est important de préciser que ce texte, je l'écris dans un moment de nostalgie. De grosse nostalgie. Quand tu voudrais pouvoir revenir à ce souvenir parce que même s'il semble sans importance sur le coup, c'était mine de rien un moment heureux et que comme un con tu ne t'en rends compte qu'après coup, et que ça te fait une boule dans la gorge... Le genre de souvenir qui fait partie de la caste de ceux auxquels, si tu devais les revivre, tu n'en changerais pas une seule picoseconde. Bref, voilà, ce texte est basé sur ce souvenir, que je classe parmi ceux que je chérirai toute ma vie, dans le même panier que les batailles de peluches et les champs de maïs. Enfin, si je devais dédier ce texte à quelqu'un, la personne, si elle le lisait, se reconnaîtrait obligatoirement.

    Si tu veux le moment réflexion qui va avec ce texte, ce sera à la fin. Pour l'instant, bonne lecture!

    Je te vois, là. En regardant autour de moi. Je te fais un signe de la main et j'attrape la poignée de ma valise, qui est très très lourde vu que je dois ramener toutes mes affaires de l'internat.

    C'était aujourd'hui mon dernier jour de cours au lycée. Le tout dernier. L'année prochaine, je serai en fac. Sûr. Je n'ai plus qu'à avoir mon bac. La semaine prochaine je ne reviens pas pour deux pauvres jours de cours... C'est aujourd'hui, le dernier jour. Il est à peu près 16h et il fait très chaud, les arbres font de l'ombre du mauvais côté de la grille. Là où il y a des arbres. L'air est totalement immobile.

    Je te souris de loin -un sourire que de toutes façons tu ne peux pas voir, j'ai baissé la tête pour me saisir du cabas super U dans lequel j'ai roulé bon gré mal gré ma couette et mon oreiller. Quand je dis que je dois ramener toutes mes affaires, c'est que je me trimballe avec un barda digne d'un soldat, sans compter mon sac de cours et le sac de sport dans lequel s'entassent mes cours de l'année.

    Je te rejoins finalement en traversant sans regarder la route barrée par un portail qui permet aux voitures de rentrer se garer dans le lycée. Ce vendredi, il n'y a presque personne. Les autres fois il fallait que je contourne un groupe de fumeurs. Mais pas ce vendredi. C'est pas un vendredi normal pour moi, je le sens dans l'air. Il a un goût particulier aujourd'hui. Peut-être le goût d'un au revoir. Peut-être le goût d'un adieu. Ou peut-être que c'est juste mes nerfs qui commencent à monter et que je psychote.

    On dirait que le temps s'est figé. Des ondes de chaleur montent du goudron, ça rend le décor flou. Je relève mes lunettes pour essuyer mon nez entre mes yeux, et je remarque que de loin avec la chaleur, je vois à peu près aussi bien avec les lunettes que sans. La monture en plastique me glisse sur le nez à cause de la sueur. Tout plein de petits trucs d'habitude sans importance qui aujourd'hui prennent toute la place, comme l'odeur du goudron chaud, vaguement douceâtre et toujours aussi désagréable (j'ai envie de froncer le nez, mais je me retiens). Ou comme mes cheveux qui me tombent dans les yeux et qui se collent à mon front. Comme mes lunettes qui glissent. Ou mes mains moites que j'essuie toutes les minutes sur mon pantalon.

    Je balargue par terre la quantité stupide (par rapport à ma taille) de bagages que je me charrie et je m'assois à côté de toi. On ne dit rien. On regarde au fond du parking, l'immeuble vaguement flou et blanc et moche avec les antennes télé au sommet qui ne ressemblent à rien de connu. Comme les autres fois on se met à parler de tout et de rien, on dit quelques banalités, puis seulement aujourd'hui, quelques trucs plus importants. Ce qui doit être dit en face. Je sais que le moment des au revoirs va arriver bientôt. J'en ai la gorge serrée, j'ai un peu de mal à parler. Je ne sais pas quand je te reverrai.

    Finalement, tu dégaines ton portable comme si c'était la solution à tout. Je te regarde brancher tes écouteurs, et puis tu me passes une oreillette. La musique déboule dans mon oreille gauche. Je cligne des yeux plusieurs fois pour en chasser la poussière et je me serre les mains l'une dans l'autre, je tapote les doigts de ma main droite sur la gauche en suivant globalement la mélodie de l'instrumental.

    La musique est toujours différente quand on l'écoute avec quelqu'un. Là, elle me semble plus claire, mais comme entendue de loin, à travers une chute d'eau, ou je ne sais quoi.

    On partage un écouteur et je ne sais pas si tu te rends compte de la signification que ce geste a pour moi. Pour moi la musique c'est quelque chose de presque sacré. Un moyen de partager sans rien dire soi-même ce qu'on a dans le cœur, ce qu'on pense très fort sans oser en parler. Un moyen de diffuser de l'énergie autour de soi. Qu'on en joue ou qu'on en écoute (je fais un peu des deux, enfin je chante surtout. Je chante mal. Mais c'est pas grave, c'est le fait de chanter qui compte, pas la qualité du truc) la musique c'est un moyen d'expression très important. Partager la musique, pour moi, c'est un moyen de dire à quelqu'un: "Voilà. Voilà comment est mon cœur, voilà comment est mon âme, voilà comment je suis au fond. Écoute ce que la musique a à te dire, on ne la voit certainement pas pareil mais ça n'a pas d'importance à cet instant précis: je te confie un morceau de ma lumière. Un morceau de ce qui me constitue. Un morceau de moi." Partager un écouteur c'est écouter la même musique au même moment, c'est comme se tenir par la main. C'est un contact humain. Même si on ne s'effleure même pas.

    Ça n'a certainement pas la même signification pour toi, ça a peut-être aussi peu de sens que pour moi de partager un paquet de chips (par politesse ou par habitude voire par réflexe) -ou peut-être que ça a beaucoup de sens, mais d'une façon différente. Je ne sais pas. Je ne te l'ai jamais demandé. Je devrais te poser la question, un jour.

    Tu me demandes si je connais une chaîne YouTube (je ne me souviens plus du nom), je te réponds que non. Tu me dis qu'il faut absolument que je voie ça. Tu vas chercher la vidéo sur YouTube, on la regarde, on rit. On se tient les côtes. Le temps semble s'arrêter de couler pour quelques instants, des instants précieux. Il fait très chaud. On est le cinq juin. C'est un vendredi -non pardon, c'est le vendredi. Celui où je pars. J'ai dit au revoir, j'ai pleuré un peu pendant que personne ne regardait -je déteste les au revoirs. Je les hais même. Une des rares choses que je déteste, déteste, déteste plus que tout. Avec les vocaloïds, les séries à plus de 200 épisodes et la télé-réalité.

    Il n'y a plus que toi à qui il faut que je dise au revoir. Mais pour l'instant il n'y a que nous deux, à rigoler devant un petit écran de téléphone en rajoutant des bêtises par dessus celles de la vidéo. Et on partage un écouteur.

    La magie de l'instant se brise: ma mère est arrivée avant la tienne. On se regarde, un coup d'œil furtif, puis plus appuyé. Je respire un coup, j'ai envie de pleurer, je veux presque pas rentrer chez moi. Je n'ai plus envie de partir. J'ai envie de revenir dans le temps, des fois, j'ai envie de me dire que je vais me réveiller à l'internat et descendre déjeuner avec les garçons comme d'habitude -tout en sachant bien que c'est réel, que je suis bel et bien partie et que je ne prendrai plus jamais de petit dèj' à l'internat avec le chocolat chaud trop chaud et trop fade qui avait le goût d'eau et le lait en poudre qui était tout dégueu.

    Finalement ma mère nous rejoint. Je commence à regarder mon bordel étalé par terre d'un œil consterné, je te serre dans mes bras une dernière fois avant de partir. Je ne sais pas quand je te reverrai. J'ai des sacs plein les mains, les anses me scient les poignets et les doigts. Je me retourne, tu t'es renfermé dans tes écouteurs, tu ne me regardes pas.

    Je m'en vais. Je suis partie du lycée et tu es toujours assis devant à attendre. Je pars. Je ne sais pas quand nous aurons de nouveau l'occasion de partager un écouteur.

    Je n'ai pas réussi à trouver comment décrire le goût que l'air avait ce jour-là. L'arrière-goût amer que laissent les au revoirs, le goût de l'odeur du goudron beaucoup trop chaud. Celui de sang qu'on a dans la bouche quand on court trop longtemps, un goût de sel comme si la mer était à côté, juste derrière l'immeuble. Le goût des changements, des départs, le goût d'un truc nouveau. Et surtout, surtout, l'air, à cet instant-là, a eu le goût incroyablement doux des bons moments...

    La date est la bonne mais je ne décrirai pas plus avant l'endroit ni les personnages. Je ne sais pas si j'ai bien appuyé sur l'importance de la sensation que le temps s'était arrêté. Il y a un réel sens derrière ce texte. Il y a peu de ce que j'écris qui ont autant de signification pour moi que ce texte-là. Ce souvenir est gravé dans ma mémoire comme au fer rouge. Ceci dit, la nature de son sens m'échappe complètement, je ne sais pas pourquoi mais il faut absolument que je me le rappelle. Il y en a quelques autres comme ça -peu, mais il y en a quand même.

    Je n'ai jamais su expliquer avant maintenant en quoi le fait de partager de la musique avec quelqu'un est tellement important, mais à l'heure où j'écris j'ai réussi et il y a eu immédiatement des visages qui défilaient dans ma tête, à qui je voudrais pouvoir avoir le courage de le dire. Tellement de choses importantes que je n'ai pas dit parce que je n'ai pas su, pas pu. Je suis trop timide, même avec mes proches, et pour ne rien arranger, mes mots qui se coincent, qui s'embrouillent, et je dis autre chose. Maintenant en réfléchissant, je réalise à quel point la musique fait partie de ma vie, et le fait de la partager est un des gestes que je fais plutôt machinalement -tiens va écouter ça, ça, ça- mais qui en y revenant à deux fois ont réellement une grande signification pour moi, c'est une façon de dire "tiens, écoute-moi par procuration, écoute le sens que ça a pour moi, regarde, tu vois ce morceau là, s'il était de moi, il serait pour toi."

    Ce texte est réellement basé sur un souvenir à moi, un souvenir très important. C'est quelque chose que je ne sais pas vraiment exprimer, je ne sais pas exactement quel genre de chose, de sentiment c'est dans la vraie réalité qui concerne tout le monde. Ce que je sais et dont je suis sûre, c'est que pour moi, ce souvenir a du sens. Peut-être que pour l'autre personne concernée il en a moins voire très peu. Je n'en sais rien. Je ne lui ai réellement pas demandé. Et il faudrait réellement que je le lui demande. J'ai envie de savoir, maintenant.

    Cette fin de lycée me laisse un goût doux-amer. J'aurais vraiment dû redoubler, d'un point de vu psychologique, ç'aurait été meilleur pour moi. Mais j'ai réalisé ça trop tard, j'étais déjà inscrite à la fac et les démarches étaient en cours pour avoir un logement au CROUS. Mais il y a une différence avec mes changements d'établissement précédents. Je ne me sens pas abandonnée et seule. J'ai un écouteur dans mon oreille qui me dit que ma vie a un sens. Que je ne suis pas vide. Juste épouvantablement timide et maladroite, et que ça par contre, c'est pas trop grave.

    En tapant les dernières phrases, à propos de l'écouteur dans mon oreille, en martelant les touches comme une maltraiteuse psychotique de clavier, j'ai souri. J'ai souri parce que cette histoire d'écouteurs c'est un vrai symbole pour moi, un des trucs pour lesquels je me lève le matin. Et que ça fait aussi partie des pensées que je partage ici parce que je n'ose pas les dire sinon.


  • Commentaires

    1
    Lundi 10 Août 2015 à 19:42

    Wow. J'adore ! C'est trop beau. 

    2
    Mardi 11 Août 2015 à 16:45

    Merci :) je trouve que les plus belles scènes sont celles qui ont les couleurs du réel et pourtant, on arrive à décrire leur côté irréel et fantastique, qui ont une ambiance particulière, un quelque chose de spécial, lumineux... c'est ce que j'ai essayé de faire ici.

    3
    Mardi 11 Août 2015 à 17:58

    C'est vrai, et tu as merveilleusement bien réussi !

    4
    Mardi 11 Août 2015 à 18:28

    Merci :) *s'incline*

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    5
    Samedi 2 Avril 2016 à 18:39

    Très joli texte. Pour moi aussi partager de la musique a cette signification.

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