• Les Bras

    Ceci est un texte que j'avais écrit pendant un moment où je déprimais un peu d'où le sujet sérieux: le handicap. Je voulais un truc qui fasse vraiment réel tout en n'ayant jamais vraiment rencontré d'handicapé. Je me suis pas mal inspirée de mon lycée et de moi-même pour la narratrice et les décors mais le personnage d'Anton est inventé de toutes pièces... Bonne lecture! J'espère que ce petit texte (6 pages) vous plaira..

    J'étais au lycée quand j'ai vécu pour la première fois l'expérience du handicap. J'étais entrée en seconde depuis à peu près trois mois, en demie-pension et je suivais tant bien que mal – surtout en maths, mais je considérais cette matière comme secondaire puisque j'envisageais très sérieusement une filière littéraire pour devenir écrivain. D'ailleurs je trouve dommage que ce mot n'existe pas au féminin, comme si seuls les garçons possédaient le pouvoir d'aligner trois mots pour faire naître dans les esprits des images ! Belles, moches, peu importe, l'important c'est les images.

    Mais je ne parlais pas de ça. J'allais pour la première fois au foyer, parce qu'une amie m'avait invitée à faire un jeu de cartes avec sa bande -je crois que c'était un poker- mais ce n'est pas ça qui importe.

    Ce qui importe c'est qu'une bande de potes encombrait le passage pour handicapés et empêchaient un garçon en fauteuil roulant de passer. Comme je ne peux pas m'empêcher de jouer les justicières, je suis allée les virer (malgré mon amie qui avait tenté de me retenir par le bras en baissant le regard d'un air veule et effrayé) parce qu'ils commençaient à devenir énervants avec leurs rires gras et leurs regards éteints, leurs grands airs qu'ils croyaient intelligents et qui étaient stupides.

    Cette bande de crétins qui jouaient les caïds en s'en prenant à plus faible qu'eux m'avait rendue tellement furax qu'au départ, en leur criant dessus depuis mon mètre cinquante contre leurs imposants mètres quatre-vingt-dix, je n'avais pas remarqué le surnom qu'ils avaient donné au garçon en fauteuil roulant. Les Bras.

    Une fois que la demi-douzaine d'arriérés eut fui la queue entre les jambes, me lançant des regards courroucés plein de dignité et d'orgueil froissés, le garçon en fauteuil roulant me dit d'un air affligé :

    -Salut.

    -Salut !, lançai-je d'un air que je voulais sympathique (mais je devais avoir l'air assez idiote, moi aussi), je m'appelle Line. Et toi ?

    -Anthony...

    -Bon, ben, à plus tard, peut-être !, conclus-je d'un air gêné, me dérobant.

    Confusément, j'avais senti qu'il ne tenait pas à poursuivre la conversation.

    Je fuis donc vers mon sanctuaire, le CDI, parce que je ne voulais pas rejoindre les amis de mon amie au foyer pour jouer alors que je ressentais tant que cela le besoin de réfléchir.

    Ce n'est que beaucoup plus tard que je m'en suis rendue compte, mais c'est à ce moment là, en vérité, que j'ai choisi d'écrire quelque chose sur cet adolescent surnommé Les Bras.

    Le lendemain, je recroisai Anthony vers le self, parce que je venais du bâtiment qui est derrière et avais emprunté, par flemme, le côté où devaient passer obligatoirement les handicapés. Je le saluai donc joyeusement, toute fière que j'étais d'avoir retenu son prénom -chose qui ne m'arrive presque jamais. Il me répondit avec réserve. Comme j'avais réussi à semer ma classe (qui était remplie de gens dont j'appréciais moyennement la compagnie), et qu'il avait l'air d'être tout seul, je lui proposai de manger ensemble. Il accepta en souriant, ayant l'air de réaliser que mes intentions n'étaient pas hostiles. Nous mangeâmes donc avec, je l'admets, plus ou moins d'appétit, les choux de Bruxelles que je hais par dessus tout et l'escalope de veau trop cuite et trop sèche.

    Je ne saurais pas expliquer comment notre amitié évolua, se solidifia, se densifia, devint de plus en plus profonde à partir de là. C'était simple, lorsqu'on en voyait un, l'autre n'était jamais bien loin.

    Un jour, il me proposa de venir passer l'après-midi chez lui. On prit le bus (la tête du chauffeur était épique, Anthony était mort de rire -moi beaucoup moins, j'ai du le porter) et on alla chez lui. En arrivant, je rencontrai ses parents, qui après m'avoir tapé la bise, s'en furent chacun à son travail, nous laissant seuls. Je jetai un regard suspicieux à mon ami, qui me répondit par un large sourire innocent.

    On alla dans sa chambre, fort opportunément située au rez de chaussée. Elle était grande et belle, blanche, avec d'immenses fenêtres qui donnaient sur le jardin, des grands meubles en bois dans un style très épuré. Son lit, surtout, installé dans un coin de la pièce, était immense. Des étagères étaient accrochées au dessus et une bibliothèque cachait le flanc libre, si bien qu'on y montait par le pied. On s'y installa et on discuta toute l'après midi du lycée, des gens et de leur impitoyable et sempiternelle connerie. Au bout d'une heure de bavardages, j'abordai la question qui me tourmentait.

    -Dis...

    -Oui ?

    -Je peux te poser une question ?

    -Tu viens de le faire mais t'as qu'à recommencer, sourit-il.

    -Excuse-moi si c'est indiscret, mais ça vient d'où ce surnom, Les Bras ?

    -Bah... C'est con. Sachant que je suis en fauteuil roulant, on en déduit que mes jambes ne fonctionnent pas. Donc comme membre utile, il me reste quoi ? Ni un cerveau, ni un cœur, ni un système digestif ou quoi que ce soit -mais juste une paire de bras. Pour eux, quand tu peux pas marcher, t'es plus un humain, t'es une paire de bras. Depuis l'accident, j'ai eu quand même droit à un peu de tout : cul-de-jatte, sans jambes, le handicapé, mon pauvre, j'en passe et des meilleures. Mais j'avoue que Les Bras, on me l'avait jamais encore faite.

    -Ah...

    Je me suis sentie gênée.

    -Et ça doit aussi être pour ça que je n'ai jamais connu l'amour, ajouta-t-il d'un faux air dramatique en voyant ma tronche.

    Super, le but était de détendre l'atmosphère mais là, je me sentais encore plus gênée et triste pour lui. Je me suis rendue compte qu'un des seuls trucs dont on n'avait jamais parlé c'était justement son handicap -mais quelque part, j'avais la conviction profonde que ça ne lui ferait pas de bien d'en parler.

    J'en étais là de mes réflexions quand on a entendu une porte claquer, et j'ai sursauté.

    -C'est rien, c'est ma maman qui rentre, elle fait toujours ça -claquer toutes les portes. Paraît que quand j'étais petit, je faisais tout le temps ça.

    -Ah.

    Il s'était couché sur le dos, les jambes dans une position bizarre. J'ai voulu le laisser un petit moment donc je lui ai demandé où c'est qu'elles étaient ses toilettes. Il m'a indiqué le chemin, mais je me suis volontairement perdue jusqu'à tomber sur sa mère, à laquelle j'ai redemandé le chemin vers les toilettes.

     

    Pendant ce temps... Anthony, le handicapé, le cul-de-jatte, le sans-jambes, le paralytique, Les Bras... se lève. Il va à la fenêtre, puis pousse un profond soupir. Il aimerait bien parler à Line de son accident, de ses jambes, de la rééducation, de la thérapie, de... tout ça.

    Soudain, une grimace déforme son doux visage sous ses cheveux blonds. Il tombe sur son lit et attrape difficilement une boîte brune dans le compartiment qui la recèle. Il en sort une seringue, et s'injecte dans le bras le liquide qu'elle contient. La douleur disparaît de son visage submergé par le soulagement, puis par la culpabilité tandis qu'il range les antidouleurs. Il sait bien qu'il en prend trop. En plus, ce truc, ça fait tomber à moitié dans les vapes... Il entend les pas de Line qui arrive dans le couloir. Elle a du se perdre, ça lui arrive souvent de se perdre dans sa propre maison, à l'en croire...

     

    Quand je revins de ma petite virée dans les profondeurs de la maison, je poussai la porte de la chambre d'Anthony et remontai sur son immense lit -on pourrait y loger 4 personnes, et il resterait encore de la place. Ses jambes forment toujours cet angle bizarre qu'elles avaient quand je suis partie. Il a le regard un peu éteint, donc c'est tout naturellement que je lui demande :

    -Ça va ?

    -Ouais, ouais, ça... ça va super !

    Tout en disant ces mots, sa tête semble peser un peu plus, s'enfoncer légèrement dans l'épais édredon.

    -J'ai réfléchi...

    -Aux toilettes ?

    -Oui, je fais tout le temps ça -bref, je disais que j'ai réfléchi et je pense qu'il faudrait qu'on parle.

    -Qu'on parle de quoi ?

    Le regard de mon ami semblait se perdre dans un lointain que je ne pouvais pas voir. Il avait l'air à moitié endormi, en fait, mais pour une fois que je trouvais le courage de lui parler de son handicap, il ne fallait pas que je lâche.

    -J'aimerais bien parler de ton handicap. Je veux dire, depuis quand tu es comme ça ? Il s'est passé quoi ?

    Anthony cligna des yeux avec la lenteur absolue du mec qui est tellement assommé par les médocs qu'il ne comprend même plus ce qu'on lui dit.

    -C'est... arrivé il y a trois ans à peu près. Je m'en souviens... plus très bien. Je crois que c'était... un accident... je sais plus. Je suis tombé dans une espèce de coma ... Quand je me suis réveillé, je pouvais plus marcher. Colonne fêlée.

    Il eut un frisson.

    -Désolé, je sais pas ce que j'ai d'un coup... j'ai une de ces envies de pioncer... Le genre que tu peux pas combattre, tu vois ?

    Il ferma les yeux mais ne les rouvrit pas.

    -Tu... tu peux rester avec moi, s'il te plaît... pendant que je dors ?

    J'ai pris ça comme un honneur suprême mais maintenant je sais qu'il avait juste peur d'être seul à son réveil, comme ça avait du lui arriver tant de fois. Pour moi laisser quelqu'un te regarder dormir, c'est lui fournir une preuve énorme de la confiance absolue que tu lui portes. Moi par exemple, y'a trois personnes qui ont le droit de me regarder dormir et le reste, ils ont pas le droit sinon en me réveillant je pète un plomb.

    Je me suis un peu servie dans sa bibliothèque -c'est bien un mec lui, de la dark fantasy, de la fantasy, de la SF encore et toujours ; une pile incroyable de magasines sur les jeux vidéos – et surtout, le roman type chanson de geste, pas vraiment du fantastique, juste de la baston et du lyrisme. J'adorerais savoir écrire ce genre de livres parce que j'adore les lire, mais je n'y arrive jamais. En me relisant, je m'ennuie. Bref, il en avait plein des comme ça. J'en avais commencé un et j'en étais à mon moment préféré c'est à dire le moment où le héros après avoir traversé -a) un désert brûlant -b) une forêt hantée -c) un manoir vampirique -d) les trois -e) la planète entière ; découvre que sa dame -a) l'a oublié et a épousé un autre mec -b) est morte -c) ne l'aime plus -d) l'aime encore mais elle le renvoie bouler parce que ça l'énerve qu'il passe son temps à se bastonner avec des tas de gens et/ou de machins innommables ; quand soudain j'ai senti la main d'Anthony qui remuait contre ma jambe. J'ai interrompu ma lecture pour le regarder. Il s'est tourné vers le plafond, il a mis un avant-bras sur ses yeux et il a dit :

    -Oh mon dieu, j'ai honte. Quelle heure il est ?

    -Euuuh 16h à peu près pourquoi ?

    -Pour savoir...

    -T'as dormi deux heures, comme une masse, et si tu veux savoir, c'était trop mignon.

    -Heiiin ?

    -T'avais l'air tellement réjoui, on aurait dit le chat qui vient de bouffer le canari.

    -Euh, je te dirai pas de quoi j'ai rêvé...

    -Je me le demandais, mais après j'ai trouvé un livre d'un auteur que j'aime bien alors je l'ai commencé. J'en suis au moment que je préfère dans ce genre d'histoires.

    Il s'est tourné vers moi en restant couché et il m'a dit, les yeux brillants :

    -Lequel ?

    -Le livre, l'auteur, ou le passage ?

    -Les trois.

    -La légende de Marche-Mort, de David Gemmell. Quand il raconte qu'il a fait le tour du monde pour sa chérie et qu'elle l'a oublié, et qu'elle s'est mariée avec un autre type.

    -Moi j'aime mieux quand il meurt.

    -Mais c'est pas la fin ça, en théorie ?

    -Si, et alors ?

    -Spoiler ! J'avais l'espoir qu'il survive !

    -Mais ils survivent jamais...

    -Si dans Dragon,ils survit !

    -Euuuh, dans lequel Dragon ?

    -Celui de Knight.

    -Ouais mais c'est un dragon et y'en a tellement qui meurent tout le long du bouquin, que ça compense presque...

    -Et en plus, y'a une suite.

    -Moui, donc la survie du héros se soutient, si j'ai bien compris ce qu'on est en train de dire.

    -Exactement, bravo Sherlock Holmes.

    Il s'est rencogné dans son oreiller et a marmonné en souriant :

    -Ben moi j'aurais bien dormi un peu plus longtemps, bien que cette discussion ne me déplaise pas, mon rêve était plus agréable...

    -T'as rêvé de quoi ?

    -Je te le dirai pas.

    -Alleeeeez !

    -Non, je te dis...

    -S'il te plaît !

    -Aaah bon d'accord... alors... J'ai rêvé que je courais... enfin je marchais, et...

    Ses yeux se remplirent de larmes, et ce fut plus pour lui-même qu'il termina :

    -J'avais plus mal.

    Je n'ai pas compris ce qu'il entendait par là mais maintenant... Je vois mieux.

    Il y eut un moment de silence. Puis ma mère m'appela sur mon portable pour savoir ce que je fichais – et je réalisai qu'il était 16h et que je ne lui avais absolument pas dit où j'étais – ce qui m'arrivait souvent et lui faisait péter les plombs dès que je rentrais après cette horaire fatidique. Je lui expliquai rapidement la situation, après quoi elle exigea que je rentre avant 18h parce-qu'il-y-a-ton-frère-à-garder-et-j'ai-une-réunion-tu-sais... Oui maman.

    Bien évidemment que je pouvais garder le petit frère de 14 ans. Bien évidemment que je pouvais aussi réceptionner son ami qui arrivait à 19h de Paris (il revenait de je ne sais plus quel espèce de machin). Bien évidemment qu'ils seraient couchés pour 21h.

    soirée pourrie en perspective.

    Je raccrochai avec une tête de chat mouillé.

    Anthony me demanda :

    « -C'était qui ?

    -Ma maman qui a cru que je m'étais faite enlever par un psychopathe qui voulait me vendre comme esclave en Patagonie.

    -Moi je t'enlève !

    -Ah ouais ? Et tu vas me vendre où ?

    -J'veux pas te vendre ! (il me prit dans ses bras) J'te garde avec moi !

    -Au secours ! Je me fais kidnapper !

    -Oui mais c'est pour la bonne cause !

    -Hein ? Quelle bonne cause ? Me priver de liberté ?

    -Te priver de la liberté de me laisser tomber...

    -Nan mais ça va pas la tête ?! J'te laisserais tomber même pas pour tout l'or du monde dans tes rêves les plus fous !

    -Ça veut dire quoi cette formulation bizarre là ?

    -Bah ça veut dire que déjà ce serait dans tes rêves, et on me paierait tout l'or du monde, je refuserais quand même de te lâcher !

    -Ah ok. Je suis flatté ma chère !

    -Hm. J'étais sincère. »

    Il resserra son étreinte autour de ma taille.

    « -J'veux pas que tu partes. Jamais. »

    Ses jambes formaient toujours cet espèce d'angle improbable, mais ça commençait vraiment à me perturber. J'ai donc décidé de faire quelque chose.

    « -Je peux bouger tes jambes ? Elles sont dans une position trop bizarre pour mon entendement, on dirait que tes genoux sont déboîtés.

    -Mpfff... Vas-y si t'y tiens.

    -Merci ! »

    Je les remis dans une position plus humaine. Puis je les contemplai un instant avant de me faire la réflexion qu'elles n'étaient pas aussi maigres que ce à quoi je m'attendais. La plupart des gens en fauteuil roulant ont des bâtons malingres plantés dans leurs chaussures avec des genoux cagneux au milieu, maigres, maigres à en faire peur.

    Mais lui, non. Bon, c'étaient pas des super mollets d'athlète non plus mais y'avait quand même un minimum de muscle sous la peau.

    On se cacha sous la couette et on dit des bêtises jusqu'à 17h20, heure à laquelle il fallait que je parte sans quoi j'allais rater le bus-pour-rentrer-chez-moi-qui-passe-une-fois-par-heure. Je lui fis un dernier sourire et m'enfus.


  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :